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Des études en sciences de l’éducation conduisirent à considérer la pédagogie différenciée comme une variante de la "pédagogie de maîtrise". Contrairement à la pédagogie classique qui part des programmes a priori et prétend les enseigner de façon semblable aux élèves, la pédagogie de maîtrise essaie de mettre ces contenus de programme à la portée des individus dont on connaît les caractéristiques cognitives et affectives avant l’action pédagogique. L’action ayant été conduite dans des conditions adaptées, on cherche à connaître objectivement les résultats obtenus en vue d’une reprise éventuelle quand l’action pédagogique n’a pas obtenu les résultats escomptés. De là un retour en boucle qui tient compte de ces nouvelles informations.
Mémoire et apprentissage
Notre compréhension de la mémoire a aujourd'hui progressé et la psychologie cognitive nous apporte des indications précieuses sur ses liens intimes avec les apprentissages. Alain Lieury1 va jusqu'à affirmer que mémoire et apprentissage sont deux aspects de la même activité intellectuelle, l'apprentissage étant l'activité de mémoire elle-même.
“Notre cerveau (…) possède plusieurs mémoires, réparties en trois étages. Premier étage : les mémoires sensorielles, visuelles et auditives, ne présentent pas d'application pédagogique particulière. Deuxième étage : les mémoires symboliques – lexicales et imagées – qui se construisent au cours des apprentissages CP, CE1. Par exemple, la mémoire phonétique, qui perçoit uniquement les phonèmes, prend le relais de la mémoire auditive et le cerveau va fabriquer des objets mentaux qu'on appelle les phonèmes, les syllabes, les lettres. Troisième étage : la mémoire la plus abstraite, sémantique, celle du sens. Plus le temps s'écoule, plus on perd la carrosserie des mots pour ne retenir que le sens”.
Conséquence sur l'apprentissage, “avec plusieurs mémoires, il ne peut pas y avoir une seule méthode. Pour la mémoire lexicale c'est la bonne vieille méthode de faire lire des livres, de répéter car c'est par la répétition que les neurones se connectent. Après, il faut passer par la sémantique, le sens”. Conséquence sur l'apprentissage, “avec plusieurs mémoires, il ne peut pas y avoir une seule méthode”.
Une différenciation pédagogique s'appuyant sur des méthodes actives d'enseignement, sur un milieu riche des situations variées semble préconisée.
L'auteur ajoute un quatrième étage à l'édifice de la mémoire, “celui de la mémoire à court terme ou de travail, une mémoire vide dont le rôle est de récupérer mots, images, idées, des autres mémoires et de les assembler”.
La diversité des modes de pensée et des stratégies d'appropriation d'un contenu
Les modes de pensée et les stratégies d'appropriation d'un contenu sont des manières de procéder pour acquérir un savoir, utilisées dans tout acte intellectuel2.
La psychologie cognitive distingue sept modes de pensée.
- La pensée inductive part de plusieurs faits afin d'inférer une loi qui permet ensuite d'ordonner et de comprendre ces faits.
- La pensée déductive fonctionne à l'inverse. Elle part d'une loi, d'un fait, d'un événement afin d'inférer plusieurs conséquences et une conclusion.
- La pensée créatrice consiste à créer, selon des itinéraires et des agencements inattendus, un élément nouveau par la mise en relation d'éléments appartenant à des domaines différents.
- La pensée dialectique conçoit les rapports entre les différentes réalités abstraites par comparaison et élabore des systèmes.
- La pensée convergente a pour objet la découverte d'une seule bonne réponse. Elle est fréquente dans les enseignements scientifiques.
- La pensée divergente produit plusieurs manières de résoudre un problème et plusieurs réponses. Elle est très liée à la pensée créatrice.
- La pensée analogique établit des rapports de ressemblance entre des objets différents.
Les apports des théories socio-constructivistes
Les représentations mentales sociales3 sont des modèles explicatifs du monde que chaque être humain élabore dès sa naissance afin de le comprendre, de s'y adapter, d'agir sur lui et de communiquer. Ces conceptions faites de connaissances, de savoir pratique, de croyances et d'imagination, donnent sens à la vie de chacun.
Dans une situation d'apprentissage, les élèves arrivent avec un “bagage” plus ou moins dense et complexe de représentations qu'ils ont constituées en combinant des informations émises par leur propre espace corporel, psychologique, intellectuel, avec celles fournies par leur environnement familial, social, culturel, économique et géographique. Cette construction s'effectuant lors d'échanges internes et externes, le degré de précision de leurs formes et la justesse de leurs contenus par rapport à la réalité sont tributaires non seulement du poids des pensées, croyances et savoirs sur soi, les autres et la vie, émanant en particulier de leur famille, de l'école, de leurs camarades et des médias, mais aussi des caractéristiques diverses et changeantes de leurs perceptions, émotions et représentations précédentes.
On comprend alors combien il est important pour un enseignant de prendre en compte les représentations de ses élèves. En les faisant émerger, il peut savoir quelles conceptions sont réactivées pour répondre au travail demandé, et dans quelle mesure elles forment un filtre qui brouille le contenu à apprendre et qui fausse le résultat correspondant. C'est Jean Piaget4 qui le premier a montré comment l'apprentissage des élèves se faisait par ruptures et réajustements successifs des représentation mentales.
De là, émerge la notion de conflit socio-cognitif, dont Philippe Meirieu5 a retenu trois conditions d'efficacité dans le travail en groupe d'apprentissage :
“L'existence d'une centration commune, la présence de compétences minimales permettant l'échange et la prégnance d'un fonctionnement axé sur le caractère cognitif de l'échange”.
Dans ce prolongement, Lev Vygotski6 avance la notion de Zone Proximale de Développement, distance qui sépare ce dont l'enfant est capable quand il travaille seul, de ce qu'il est en mesure de réussir en collaboration avec un adulte ou des pairs. L'efficacité dans l'apprentissage consisterait à anticiper sur le développement, dans les limites de la ZPD.
Le sens de l'apprentissage
Elisabeth Bautier, Bernard Charlot et Jean-Yves Rochex7 ont analysé les parcours individuels des élèves issus de milieux défavorisés, qui réussissent ou échouent à l'école. Ils ont observé que les élèves qui réussissaient ne se contentaient pas du rapport de l'école à l'emploi futur. Ils donnent un sens cognitif et culturel à leur présence à l'école. Ils aiment acquérir des connaissances, vivre “une gymnastique de la tête pour devenir intelligent”, apprendre “énormément de choses”. Au contraire, ceux qui sont en difficulté restent focalisés sur la tâche scolaire (être conformes aux consignes, faire docilement ce qu'on demande) sans imaginer que l'enseignant attend d'eux une mobilisation intellectuelle, sur une activité qui fasse sens pour eux et qui leur permette l'appropriation d'un savoir.
Philippe Meirieu8 estime que le sens des apprentissages peut être finalisé par l'amont/par l'aval, avoir un sens fonctionnel/symbolique, se référer à des pratiques scolaires/extra-scolaires.
La diversité des motivations des élèves à travailler et à apprendre
Même s'il s'efforce de proposer des situations d'apprentissage stimulantes et différenciées, le pédagogue sait bien que nul ne peut contraindre un élève à apprendre. La motivation, l'envie, le désir d'agir et d'apprendre lui appartiennent et les motivations peuvent être extrêmement variées.
Halina Przesmycki (1991) distingue :
- l'orientation des intérêts des élèves, qui varie selon les étapes de leur développement biologique et psychologique ;
- le besoin que l'élève éprouve d'effectuer l'apprentissage (besoin de faire plaisir, besoin d'obtenir quelque chose de gratifiant) ;
- le plaisir ressenti à faire l'apprentissage (plaisir d'être acteur ; plaisir d'explorer et de découvrir par soi-même ; plaisir de satisfaire un goût, un intérêt, une curiosité, une passion ; plaisir de comprendre ; plaisir de mener un projet à son terme, plaisir d'être reconnu pour son travail) ;
- le degré d'énergie dont un élève dispose pour entreprendre un apprentissage (état de fatigue par exemple) ;
- l'image de soi et des autres. Une image de soi positive favorise l'envie de travailler. Les élèves en difficulté d'apprentissage ont souvent une image très dévalorisée d'eux-mêmes.
Laissons le mot de la conclusion à Philippe Meirieu qui déclairait (1985) :
“Nous ne connaîtrons jamais toutes les variables qui entrent en jeu dans un apprentissage et, a fortiori, nous ne pourrons jamais les maîtriser simultanément. […] Il faut donc renoncer à concevoir la dif érenciation de la pédagogie comme la mise en place mécanique d'un système éducatif où la programmation de dif érentes variables conduirait à définir avec certitude à chaque instant, la solution unique optimale.”
Bruno Robbes9
1.Lieury, A. (1991). Mémoire et réussite scolaire. Paris : Dunod. Les propos rapportés sont extraits de Lieury, A. (2008, 15 septembre). Mémoire et apprentissage. Une même activité intellectuelle. In Fenêtres sur cours, 317, p. 19.
2.D'après Przesmycki, H. (2004). La pédagogie différenciée. Paris : Hachette éducation, p. 93-95.
3.Cette partie est reprise de Przesmycki, op. cit., p. 32-34.
4.Piaget, J. (1976). La représentation du monde chez l'enfant. Paris : PUF.
5.Meirieu, P. (1984). Outils pour apprendre en groupe. Apprendre en groupe ? – 2. Lyon : Chronique sociale, p. 18.
6.Vygotski, L. (1985). Pensée et langage. Paris : éditions sociales.
7. Bautier, E., Charlot, B., & Rochex, J.-Y. (1992). Ecole et savoirs dans les banlieues et… ailleurs. Paris : Colin.
8. Meirieu, P. (1990). Postface. La pédagogie différenciée est-elle dépassée ? In L'école, mode d'emploi. Des méthodes actives à la pédagogie différenciée (pp. 175-187). Paris : ESF (texte ajouté à l'édition de 1990).
9. Bruno Robbes a été instituteur, puis maître formateur et directeur d'école pendant 15 ans. Il a ensuite repris des études en sciences de l'éducation, de la licence au doctorat. Depuis 2008, il est maître de conférences en sciences de l'éducation à l'université de Cergy Pontoise /ESPE.