© DR
L’école maternelle Jean-Moulin, dans la banlieue de Troyes, vit au rythme de la pédagogie Freinet : des activités en libre accès, des classes volontairement multiniveaux, et une ambiance active mais détendue sont le quotidien des enfants et des enseignants.
Il est 8 h 50.
Les enfants arrivent un à un dans la classe de Christian Rousseau, le directeur de l'école maternelle Jean-Moulin, à La Chapelle-Saint-Luc, dans la banlieue de Troyes. Ils investissent la classe à leur rythme : certains font le tour des ateliers avant de se décider, d'autres se dirigent directement vers l'activité qui les intéresse.
“Tout est à disposition. Les enfants n'ont qu'à choisir”, explique Christian Rousseau. Il poursuit : “Il y a très peu d'activités obligatoires. Nous avons le souci d'être au plus prêt du rythme de chaque enfant, en proposant le plus possible de situations de travail ouvertes, avec une organisation matérielle et temporelle très peu directive.”
Des accès en continu
Christian Rousseau est un militant de longue date de la pédagogie Freinet, qui consiste à laisser les enfants apprendre par le tâtonnement plutôt que de leur imposer des activités.
Il avait déjà expérimenté cette méthode quand il enseignait en cycle 3 ; mais, lorsqu'il est arrivé à l'école Jean-Moulin il y a sept ans, il n'était pas revenu en maternelle depuis bien longtemps. “Il a fallu réagir en fonction du bruit, des conflits, explique-t-il. J'ai aussi constaté que les enfants étaient frustrés d'être interrompus dans leurs activités une fois l'accueil terminé. La réponse a donc été un accueil en continu.” L'un des principes essentiels à l'école Jean-Moulin est de ne pas “casser les envies” des enfants. Mais, pour certaines activités comme la musique, un accès en continu peut s'avérer difficile à mettre en oeuvre. Les enseignants ont donc créé un espace dédié dans une pièce située à côté de la classe, et ont institué des passeports (limités à deux par classe, en binôme avec un collègue).
L'un des enseignants va voir régulièrement si tout va bien. Quant aux enfants, ils ont rapidement pris le pli et s'accrochent un “passeport musique” autour du cou quand ils sortent de la classe. La classe est organisée selon l'idée suivante : ce sont les enfants qui travaillent. Quant à l'enseignant, il est là pour les aider. “Mon rôle consiste à stimuler, réguler, proposer, rassurer aussi”, analyse Christian Rousseau. Mais si le rythme des activités n'est pas imposé, les enfants ont tout de même un devoir de progression dans le temps. “À un moment de l'année, je pose des exigences, précise l'enseignant. Par exemple, quand on fait des présentations de travaux, je dois voir une recherche. Si c'est aléatoire ou si ce n'est pas terminé, le travail ne peut pas être présenté.” Un enfant qui s'entraîne à faire des symétries avec des bâtonnets de couleur vient montrer son travail. Il a réussi à faire une symétrie en hauteur. “Bien, maintenant tu vas faire une double symétrie”, lui demande l'enseignant.
En favorisant le respect des différences de rythme, la pédagogie Freinet s'avère porteuse de solutions face à la violence et aux difficultés scolaires1. En témoigne l'évolution de cette petite élève scolarisée à mi-temps, qui est tranquillement assise à côté d'une autre et occupée à faire un jeu. “Elle est arrivée il y a six mois, au début elle ne communiquait pas et mettait le bazar. Maintenant elle parle, s'assied, range”, raconte fièrement le directeur. Il ajoute : “On la voyait progresser tous les jours, mais c'est elle qui a cheminé. C'est vrai de tous les enfants. En général, les enseignants proposent la même activité pour tout le monde, avec l'objectif que tous aient atteint les compétences du programme au même moment. En réalité, les enfants y arrivent si on leur laisse le temps.” La classe de Christian Rousseau, comme celles de ses collègues, a aussi la particularité d'être multiniveaux, pas par nécessité comme souvent mais par choix. Les enseignants ont d'abord expérimenté des classes sur deux niveaux, et depuis deux ans ils fonctionnent sur trois niveaux.
“Il y a des petits qui travaillent comme des grands et des grands qui ont encore besoin d'investir les jeux symboliques, explique Christian Rousseau. Le regroupement des différents niveaux permet d'étalonner la classe selon les capacités de chacun : les rapides peuvent aller vite et les lents ont le temps de cheminer à leur rythme.”
Des temps collectifs
10 h. C'est l'une des deux plages horaires de la matinée dédiée à des activités collectives obligatoires. Les enfants rangent les derniers jeux et viennent s'asseoir autour du tableau. La classe est en ordre. Le directeur passe devant chaque banc avec un petit panneau sur lequel est inscrit le mot “Chut !” Le silence se fait rapidement.
Un élève fait l'appel, on lit la date du jour. Puis les petits et les moyens vont goûter, pendant que les grands révisent les lettres de l'alphabet avec l'enseignant. 10 h 45. C'est la récréation. Dans la cour, les conflits ne tardent pas à éclater.
Chaque fois qu'un enfant vient voir l'enseignant pour se plaindre d'un autre, celui-ci l'interpelle et lui indique que son camarade “veut lui parler”. Les deux enfants s'expliquent alors, sous la surveillance de l'enseignant. La régulation des conflits se fait uniquement par la parole. “Grâce à cela, nous avons considérablement réduit les situations de conflits violents”, explique Christian Rousseau. Reste à savoir si cette pédagogie est aussi efficace qu'un enseignement classique. “Il y a deux maternelles sur le secteur. L'autre école est plus conventionnelle. Nous avons eu confirmation qu'il était impossible de faire la différence au CP entre les élèves des deux écoles en termes de comportement, d'aptitudes ou de capacités de concentration”, affirme Christian Rousseau. Pour faire le lien, un décloisonnement avec le CP est organisé tous les vendredis après-midis pour les enfants qui ne font pas la sieste. Les élèves sont aussi évalués grâce à un “cahier de progrès”. Il comporte quatre critères : dessiner et écrire, colorier, découper, reproduire des figures. Les enfants font régulièrement une activité, et la date est inscrite sur chaque réalisation.
“Ce système permet d'évaluer la progression et le développement de l'enfant plutôt que ses performances”, commente le maître.
Un choix unanime
Depuis l'arrivée de Christian Rousseau, les enseignants de l'école Jean-Moulin ont progressivement adopté la pédagogie Freinet. Véronique Drevet, qui enseigne depuis vingt ans, a bouleversé ses pratiques en trois mois.
“J'avais déjà fait le constat que le modèle que je m'étais forgé ne convenait pas à la réalité de la classe. Je faisais mes préparations, mais souvent les enfants n'entraient pas dans le projet. Quand j'arrivais à m'adapter, ils étaient plus attentifs et capables de recherche”, raconte-t-elle. L'enseignante a donc réinventé ses anciens fichiers, et adopté le cahier de progrès.
Elle utilise aussi des fichiers de l'ICEM2. “La pédagogie Freinet est un grand avantage pour les enfants qui ont plus de difficultés car on leur laisse le temps”, souligne-t-elle. Xavier Rance est également ravi des changements apportés par la pédagogie Freinet. Il fait classe aux tout petits (2-3 ans), la seule des quatre classes à ne pas être multiniveaux. “La principale différence est que les enfants sont plus heureux et moi aussi, constate-t-il. Avant, j'insistais quand ils ne parlaient pas, mais aujourd'hui je suis plus patient. Résultat : la pression tombe, et ils y arrivent parfois plus rapidement, ou en tout cas pas plus tard.” 11 h 15. Retour en classe. La matinée se termine pour les petits en salle de motricité, et pour les autres par une histoire lue par l'enseignant. Tous les regards sont tournés vers le livre. On n'entend plus un bruit.
1. Voir à ce sujet l'article “Naissance d'une école populaire ?”, Les Cahiers Pédagogiques n° 27, mai 2007.
2. L'Institut Coopératif de l'École Moderne (ICEM), créé en 1947 par Célestin Freinet, regroupe enseignants, formateurs et éducateurs autour de la pédagogie Freinet.