Grégoire Borst, directeur du Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’enfant (CNRS) et membre du bureau international de l’Éducation (IBE–Unesco) a une connaissance profonde des apprentissages des élèves. Refonte des programmes, groupes de niveaux, redoublement ou encore intelligence artificielle… Il réagit aux différentes mesures annoncées par le gouvernement.
Que pensez-vous de cette énième refonte des programmes récemment annoncée par Gabriel Attal ?
De ce que j'ai lu, elle conviendrait plutôt aux demandes des enseignants qui estiment que les programmes sont trop chargés. J'espère surtout qu'il y aura une place pour un travail sur les fondamentaux de l'apprentissage dans ces refontes de programmes, : quand est-ce qu'on enseigne aux élèves à apprendre ? À être attentifs, à mémoriser ? Quand est-ce qu'on leur apprend à réguler et à gérer leurs émotions ? Toutes ces compétences dont on sait qu'elles sont nécessaires pour les apprentissages scolaires fondamentaux.
Je crois que des programmes laissant une place à ces compétences-là vont plutôt dans le bon sens. La mesure qui vise à une refonte des programmes, pourquoi pas ? Tout dépend des mesures concrètes qui accouchent de celle-ci.
Mais aucun gouvernement ne l'a inscrit dans les différents programmes.
J'ai l'impression que le gouvernement va être concentré sur les fondamentaux, ce qui est un manque de compréhension de l'apprentissage de ces fondamentaux. La proposition du gouvernement est de revoir les programmes jusqu'en CE2. Quand on étudie les difficultés rencontrées par les élèves en mathématiques et en français, on constate qu'elles sont dues à de nombreux facteurs différents.
Pour certains, ce sont des problématiques attentionnelles, pour d'autres ce sont des problèmes de fonctions exécutives, c'est-à-dire des fonctions de haut niveau qui régulent l'ensemble des autres fonctions cognitives dans le cerveau humain. Elles régulent notamment la capacité de la mémoire de travail, cette mémoire que l'on invoque quand on est en situation résolution de problème pour activer les informations et les manipuler et/ou quand on est dans la lecture d'un texte pour se souvenir des informations en début de paragraphe pour pouvoir comprendre les informations de la fin de paragraphe.
Cet impensé des problématiques rencontrées par les élèves souligne une difficulté : comme ces fonctions exécutives ne sont pas évaluées, les enseignants ne peuvent pas faire de différenciation pédagogique lorsque les élèves sont en difficulté.
On a beaucoup parlé des résultats tests Pisa ces dernières semaines. Mais enseigner aux élèves comment bien apprendre n'est pas évoqué comme une solution.
Des études ont montré que les difficultés psychologiques rencontrées par les adolescents lors des apprentissages durant la période du covid-19 s'expliquent, entre autres, par le milieu social d'origine -autre impensé lors de l'analyse des résultats des tests de Pisa-, et par les fonctions exécutives. Celles-ci sont critiques pour le bien-être des élèves qui est aussi lié à leur réussite scolaire, comme nous sommes en train de le démontrer dans une étude.
Pourquoi cette question des fonctions exécutives, si importante dans les apprentissages, n'a quasiment pas d'écho chez les ministres de l'Éducation nationale ?
Parce que cela suppose un changement dans la posture des enseignants, qui nécessite de modifier en profondeur les gestes pédagogiques. Cela suppose que les enseignants fassent pratiquement de l'ingénierie psychologique. C'est cela qui est complexe… Ces fonctions-là ne sont pas facilement observables. Autant en français et en mathématiques, quand vous faites faire un exercice, vous avez un résultat observé et vous en déduisez les compétences des élèves… Autant quand vous êtes face à un élève qui a des difficultés de mémoire de travail, si vous n'avez pas d'outil pour évaluer cela, vous êtes en difficulté.
Je pense que le ministère n'en parle pas car cela nécessite beaucoup de formation continue, une refonte profonde de la formation initiale. Ce n'est qu'à ce prix-là qu'on pourra entrainer une modification des gestes professionnels des enseignants. Il est toujours plus simple de dire : « Faisons plus de maths et de français ». Cela remet moins en cause le système.
Que pensez-vous des groupes de niveaux qui devraient être mis en place ? Les témoignages sont partagés chez les enseignants qui les ont testés, entre ceux qui y voient des bénéfices et d'autres plus critiques…
Les données probantes en éducation montrent que les groupes de niveaux ne fonctionnent pas aussi bien qu'on l'aimerait (1). Les responsables politiques de l'Éducation nationale se disent qu'on va créer de l'homogénéité au sein des groupes qui permettra de faire un apprentissage plus adapté à chaque élève, ce qui va permettre de compenser les difficultés qu'ils pourraient avoir.
On observe cependant que les groupes de niveaux ont les effets les plus négatifs chez les élèves les plus en difficultés. Il faudrait qu'ils soient extrêmement temporaires, spécifiques à des notions et non à des matières. En fait, il faudrait faire des groupes de besoin, donc de la différenciation pédagogique. Pour cela, il faut des outils, des moyens et former des enseignants. Ne pas comprendre que ce sont les gestes professionnels qui ont des effets sur les apprentissages des élèves revient à avoir une vision assez particulière de l'enseignement et de l'éducation. Nous savons que les groupes de niveaux créent de la comparaison sociale, du découragement et peuvent avoir des effets négatifs sur l'estime de soi.
En plus, c'est méconnaitre l'hétérogénéité dans les classes, qui demeure extrêmement forte au sein des groupes de niveaux. L'hétérogénéité est la norme des apprentissages et du développement. Rien n'est dit sur le caractère permanent ou temporaire de ces groupes de niveau, et quelles sont les modalités qui permettent de changer de groupe.
J'ai l'impression que les groupes de niveaux répondent plus à une demande politique que pédagogique.
Et le redoublement qui sera décidé par le professeur ?
C'est un peu le même problème. Toutes les études, même internationales sont claires et s'accordent à dire que le redoublement n'a pas d'efficacité sur le parcours d'un élève et peut même avoir des effets négatifs (2). La difficulté est que cela ne concerne pas tous les élèves et il y en a certains chez qui le redoublement produit des effets positifs et d'autres négatifs. Il faut que l'on comprenne pourquoi cela fonctionne chez certains et pas d'autres. Deuxième point : faire redoubler un élève coûte très cher, près de 10 000 euros pour une année scolaire. Est-ce qu'on ne peut pas investir cet argent dans d'autres dispositifs plus efficaces ? Pourquoi ne pas augmenter le nombre de professeurs devant les élèves par exemple ?
Comment jugez-vous l'idée de mettre en place la méthode de Singapour pour les mathématiques ?
Nous savons qu'elle aide, en partie, les élèves qui ont des difficultés en mathématiques. Je note tout de même qu'elle ressemble, dans sa méthode -manipuler> concret > abstrait- à d'autres méthodes qui peuvent être utilisées en classe. Mais il faut savoir que les enseignants singapouriens ont 100 heures de formation par an, contre 18 heures en France, qu'ils acceptent d'être filmés pour que des enseignants extérieurs leur fassent un retour sur leurs séquences pédagogiques. Ce n'est pas du tout la même culture.
Ce serait caricatural de dire que la méthode de Singapour est bonne ou mauvaise. Elle est intéressante, il va falloir nécessairement l'adapter culturellement, ce qui nécessitera énormément de formations.
J'aurais espéré qu'on l'évalue en menant une expérimentation dans une centaine d'écoles : quelles en sont les contraintes ? Est-ce qu'elle permet réellement aux élèves de construire des compétences numériques solides ? Et fort de toutes ces données, penser, si les résultats sont positifs, à la généraliser en pensant à son implémentation. On va remettre les enseignants dans une situation très complexe où ils sont tout le temps en train de s'adapter à des réformes qui leur sont proposées par le ministère, alors que l'on sait que cela prend du temps pour s'approprier de nouvelles méthodes. Je rappelle que les enseignants sont encore dans les constellations de mathématiques fruits de la réforme Villani – Torossian.
Quid de l'intelligence artificielle pour aider les lycéens ?
Pourquoi pas avoir des outils numériques pour accompagner les apprentissages des élèves, dont l'intelligence artificielle qui peut s'adapter en temps réel à la courbe d'apprentissage des élèves et leur proposer des retours personnalisés sur leurs erreurs ? Mais, encore une fois, je me pose la question ; le ministère a-t-il évalué ces outils à grande échelle et montrent-ils une efficacité supérieure à un enseignement de tutelle ? À ma connaissance, je ne pense pas qu'il y ait de logiciel évalué à grande échelle sur les mathématiques et le français de la seconde à la terminale.
1- https://www.idee-education.org/_files/ugd/ab9408_6e7e9ce9d04a4265b14e77e916d03fe9.pdf
2- https://www.cnesco.fr/redoublement/effets-du-redoublement-et-croyances/
Références
- Pour le collège : Enseigner aux élèves comment apprendre ? 55 séances pédagogiques clés en main, par Grégoire Borst, Nathan, 2022.
- Pour une compréhension des mécanismes du cerveau : Le cerveau et les apprentissages par Grégoire Borst et Olivier Houdé, Nathan, 2018.